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La relation fusionnelle entre l’accordeur et le piano est à la fois source de difficultés et de plaisir. Apprivoiser l’instrument est une nécessité. On doit prendre en considération une résistance extérieure à soi, l’accepter puis la dominer. Un peu comme le fait le cavalier avec une monture qui ne lui serait pas familière. Pour faire connaissance avec cet ami puissant – plus de vingt tonnes de tension –, pour l’amadouer, je dois me préparer à une communion extraordinaire avec lui, ce fier mustang. Il finira par livrer son secret et offrir le meilleur, à la condition que je sois parvenu à l’apaiser. Nous parlerons, nous échangerons comme de vieux camarades, je rirai avec lui qui tente de me résister et qui finira par se plier à mes demandes. Il arrive aussi que le piano soit suffisamment récent et en bon état pour répondre, tel un jeune poulain, à tout ce qu’on lui demande de faire : c’est très délassant.
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Ce qui m’émouvait dans les battements – ce qui m’émeut encore – était la validité de leur existence. Cette manifestation sonore indiscutable me rassurait parce qu’elle était vraie et régulière, aussi fiable qu’un métronome, et sensible à la moindre impulsion sur la cheville des cordes.
Au moment où je manœuvrais la clé, s’établissait une corrélation entre la tension que je cherchais à obtenir et la trace d’un événement de mon passé, l’empreinte d’un souvenir troublant que j’avais cru effacé. Il n’y avait pas à résister. Il fallait s’abandonner comme on le fait quand une pluie fine vous effleure, puis vous pénètre jusqu’aux os, révélant votre vulnérabilité.
C’était aussi l’occasion de prendre la mesure de moi-même, de mes points de faiblesse ; en me remettant en question, je réordonnais mon univers intérieur. Me concentrer sur leur écoute, c’était comme me pelotonner dans un refuge, voire pénétrer dans un lieu sacré, un temple où personne ne viendrait m’importuner. Le monde que j’affrontais, parfois dans la douleur, m’apparaissait, de cette place, chargé de promesses. Ici chaque son était exactement à la bonne hauteur, dans un espace où les conflits n’existaient plus.
En quoi l’altération d’un son peut-il induire une réflexion métaphysique, vous demandez-vous ? Probablement parce que j’avais associé dès l’enfance musique et pulsation et que me fondre en elle, c’était un peu retrouver la maison. Comme lorsque petit garçon, au cours des repas, j’entendais un concert imaginaire se dérouler dans ma tête.
Cette fois le concert était bien réel. J’éprouvais un plaisir indescriptible à en être le spectateur. Plus profond était mon lâcher-prise, plus fort était le ressenti intérieur qui mettait à nu la moindre irrégularité. Un premier son cherchait sa place, bondissait en tous sens, comme s’il devait bousculer ce qui était statique, lui rendre vie. Tant qu’il n’avait pas dynamisé ce qu’il rencontrait sur son passage, il n’interrompait pas sa déambulation. L’espace se dilatait, effaçant de ma conscience l’endroit où je me trouvais réellement – scène de concert, appartement, studio d’enregistrement –, s’élargissant au-delà des frontières physiques. Les objets qui m’entouraient n’avaient pas bougé, ils étaient devenus plats, incolores. J’étais maintenant hors d’atteinte, suspendu dans un entre-deux d’espace et de temps que j’avais rejoint par je ne sais quel enchantement. Je me plaçais dans une posture mentale singulière qui me contraignait à me dénuder et à atteindre un état de spiritualité proche de l’expérience mystique.