Lorsque Wassila s’inquiéta de l’absence de ses menstrues, il était trop tard : cela faisait plus de trois mois qu’elle ne saignait plus. Ce n’était pas la première fois que Mokhtar l’engrossait. Mais, habituellement, lorsqu’elle réalisait qu’elle était enceinte, elle se précipitait de l’autre côté de la presqu’île, à Ras el Hamra, la Crête rouge, chez Bouchra, la sage-femme et guérisseuse du village. Pour s’y rendre il fallait emprunter une route caillouteuse de plusieurs kilomètres, en prenant bien garde de ne pas se faire remarquer. Car, si une femme mariée avait toutes les raisons de faire appel à Bouchra et de suivre ce que l’on avait surnommé Darb el Houmâa, le chemin des mères, la présence d’une jeune fille dans cette zone indiquait immanquablement qu’elle avait fauté et déshonoré sa famille. Dans ce cas la coupable était condamnée à mort : son père, ses frères ou ses oncles se chargeaient de laver l’offense…
Bouchra connaissait les secrets les plus intimes des femmes qui s’adressaient à elle. Pour cette raison, elle était autant crainte des épouses que des maris. Les traces de coups comme les relations adultères n’échappaient jamais à son regard aussi généreux qu’acéré. Et sa manière de faire parler ses visiteuses en les rassurant et en les délivrant de toute culpabilité, produisait son effet : lorsqu’elles sortaient de chez elle, les femmes n’avaient plus la même allure. On aurait dit qu’elles avaient été plongées dans un bain de jouvence. Comme si on les avait soulagées de tout ce qui rendait leur vie si lourde. Bouchra, en effet, ne se contentait pas de les écouter parler ou de leur administrer des remèdes bienfaisants. Elle les palpait et les massait, guidant leurs mains vers leur bas-ventre pour leur faire découvrir leur anatomie. À ces femmes que l’on avait persuadées dès leur naissance de leur impureté, elle enseignait avec simplicité les arcanes de leur sexe, expliquait les étapes de leur grossesse et décrivait les signaux annonciateurs de la délivrance. En bref, elle leur rendait la maîtrise d’un corps dérobé par la tradition et recélé par leurs maris. Les futures mères reparaissaient au village le port altier, ce qui faisait dire aux commères qui étaient déjà passées par là :
« Tiens, regardez-moi Safia ; ou Khadidja ; ou Faïza… Sûr qu’elle revient de chez Bouchra. Vous avez vu comme elle est fière !… »