La première vie de Jeanne
Quand la vie débute à la manière d’un conte de fées, il faudrait que la suite soit aussi parfaite. Que ce commencement soit la caution d’un bonheur sans nuage. En venant au monde, Jeanne avait reçu le droit de rire, d’inventer, de transformer le réel en une aventure sans fin, d’exister en tant que personne, grâce à un grand-père à l’imagination exceptionnelle. Perdre ces privilèges en même temps qu’elle le perdait, paraissait le comble de l’injustice. Ou bien était-ce seulement le passage obligé de l’enfance à l’âge adulte ? L’existence ne serait-elle qu’un enchainement de promesses non tenues ? L’enfance de Jeanne a été marquée de deuils – la mort de son père, Charles, qu’elle n’a pas eu le temps de connaître, celle de son oncle François-Victor. Ces années furent néanmoins heureuses. Un paradis qui s’est dérobé brutalement à la mort de l’écrivain, laissant gravée en elle la certitude d’un Eden perdu. Jeanne, bénie des dieux penchés sur son berceau ou plutôt du magicien des mots. La petite Jeanne puis la jeune femme qu’elle deviendrait, croyait en une bonne étoile présidant à sa destinée. Rêves et illusions : le poète lui en avait empli la tête. Toute sa vie elle poursuivrait le mirage. Georges, l’aîné – un an et demi de plus que Jeanne –, raconta joliment comment leur Papapa les régalait d’histoires merveilleuses. Un plat de porcelaine décoré de personnages prenait vie grâce aux récits de Hugo qui inventait aux figurines peintes des aventures fabuleuses. Une magie à la Mary Poppins ! Il décrivait les parties de cache-cache endiablées dans l’appartement de la rue de Clichy mis sens dessus dessous pour l’occasion, l’exploration de forêts enchantées ou le parcours de labyrinthes, constitués de tables et de chaises emmêlées pour le jeu. Il racontait les taches d’encre sur le papier qui devenaient des rochers arrosés par une mer tempêtueuse à moins que ce ne fût un ogre assoiffé de chair fraîche.